Les Editions Monsieur Toussaint Louverture continuent leur travail d'édition hors-norme en éditant pour la première fois en France, 43 ans après sa parution américaine, le texte de Fréderick Exley, A fan's notes.
Le dernier stade de la soif est un étonnant texte d'inspiration autobiographique qui tend vers le roman. Son auteur, alcoolique patenté et inadapté social notoire qui passe de fréquents séjours en hôpitaux psychiatriques, nous narre ses aventures pour le moins aberrantes. Voguant entre bars miteux où il laisse s'épancher sa passion pour le football et un certain joueur nommé Frank Gifford, jobs improbables où il ne fait rien, squats et échouages divers chez des amis, quotidien vissé au canapé maternel, Exley a tout du perdant qui ne trouve pas sa place dans l'Amérique conquérante du XXème siècle.
Sans suivre la chronologie de sa vie, l'auteur retrace les périodes de sa vie : sa jeunesse auprès d'un père admiré, grand footballeur adulé ; ses années d'étudiant où, rêvant à un avenir littéraire grandiose, il passe plus de temps à deviser avec les amis ; ses premiers emplois décrochés par hasard ou par culot en construisant un faux CV. Puis il sera question de sa douce folie, de son goût immodéré pour l'alcool et les femmes ; de la déroute de son couple avec Patience qui lui donnera 2 jumeaux dont il ne sait que faire ; de ses différents séjours en hôpitaux psychiatriques enfin où il croit trouver l'apaisement sans faire le point sur lui-même.
Loin d'être une autofiction pourtant, Le dernier stade de la soif est le parcours romancé d'un homme qui se voit tomber dans tout ce que l'Amérique exècre : une déchéance lucide que son protagoniste lui-même suit et décrit avec ironie. Texte très écrit, emprunt de nombreuses références littéraires et culturelles,nous sommes devant une sorte de confession, de testament littéraire d'un homme qui transforma sa vie chaotique en oeuvre.
Fils d'un père fort admiré, Exley semble se sentir inférieur à ce père disparu. Il reporte sa personne dans la figure d'un joueur de football qui va désormais représenter tout ce qu'il n'est pas.
"Là où je ne pouvais, avec des mots, donner forme à mes fantasmes, Gifford, par sa maitrise exceptionnelle, ses mains en or et ses feintes imprévisibles, réalisait les siens. C'éait même plus que ça : je débordais d'un tel enthousiasme, mon désir fusionnait si puissamment avec son envie d'échapper au triste anonymat de l'existence, qu'au bout d'un moment il devint mon alter ego, cette part en moi qui avait sa place dans le monde de la compétition masculine ; "
"C'est cela que Gifford me fit comprendre. Avec ce sourire - ce sourire qu'il avait sans doute déjà oublié, et quelle que soit sa valeur - , il me signifia, malgré l'engourdissement de ma confusion, qu'il est lâche de faire porter aux autres le fardeau de sa propre douleur."
Loser, écrivain raté qui fait semblant de noircir des pages, alcoolique qui réclame à tout le monde de l'argent pour se saouler et oublier ce monde qui lui déplaît tant, Exley est une figure pathétique et désabusé qui provoque la pitié.
"Je voyais le monde avec une telle acuité que cela en devenait insoutenable, j'étais maladivement clairvoyant, avec des aperçus de l'univers dont je me détournais immédiatement."
Un homme détestable parfois par son parasitisme, sa vulgarité, son laissez-aller, sa violence raciste et homophobe même. Exley se décrit sans concessions, sans pudeur avec un égoïsme qu'il abandonne parfois pour reconnaître qu'il en fait baver aux siens.
Le dernier stade de la soif est finalement le livre de l'échec d'une vie, un échec qui pourtant se transforme bien malgré lui en succès littéraire. N'est-il pas le plus beau pied de nez que l'auteur, mort en 1992 de ses affres passées, pouvait faire à l'Amérique ?
"Franchement, à quoi servent les rêves s’ils deviennent réalité ?"
Contrairement aux apparences, l'ouvrage est loin d'être plombant dans sa narration. L'auteur y introduit beaucoup d'humour, de par le regard un peu cynique qu'il porte sur sa vie et sur ce qui l'entoure de manière générale. Il est bourré de personnages tous plus improbables les uns que les autres et transforme une vie de déchéance en épopée coloré.
Je conseille néanmoins de ne pas ingurgiter en une fois la somme de cette vie qui, à la longue, finit par devenir un peu lourde.
Bref, voilà un ouvrage hors-norme, délicat à conseiller, par son étrangeté et son parti-pris extrême que les curieux, les amateurs de bukowski et autres amateur de curiosités littéraires devraient découvrir !
il est à noter une fois de plus, un remarquable travail d'édition sur l'objet livre lui même avec une magnifique couverture cartonnée( "en carton gris de 400 grammes imprimé en offset, puis durement foulé pour lui donner la vie" ) enrichie d'une illustration très graphique reprenant le visage de l'auteur fabriqué avec le nom de son joueur de football préféré, Gifford.
Extraits :
" Dans un pays où le mouvement est la plus grande des vertus, où le claquement rapide des talons sur le bitume est érigé en sainte valeur, rester allongé pendant six mois relève du geste grandiose, rebelle et édifiant. "
" Je ne suis pas mêlé à tout cela, ma vie n'est que détachement, ironie et frivolité, ce qui n'est peut-être pas une posture particulièrement noble, mais elle a au moins le mérite de ne pas prétendre savoir ce qui est bien pour autrui ".
(parlant des autres pensionnaires de l'hôpital)
" Ces gens étaient grotesques. A présent, j'étais persuadé de comprendre : ils n'avaient pas leur place dans l'Amérique d'aujourd'hui. Cette Amérique était ivre de beauté physique. L'Amérique était au régime. L'Amérique faisait du sport. L'Amérique, en effet, élevait au rang de religion son culte du teint frais, des jambes droites, du regard clair et dégagé, et d'une séduction éclatante de santé - un culte féroce et strident. (...) Nous rendant la monnaie de leur pièce, ils jouissaient de pouvoir nous rendre hideux à notre tour. Si nous ne faisions pas preuve de l'humanité de base telle que l'Amérique la prônait (...), alors ils nous transfigureraient par la laideur du désespoir, et une fois atteint ce piteux niveau, nous nous rejoindrions et nous unirions à tout jamais. "
D'autres avis :
Titre : Le dernier stade de la soif
Auteur : Frederick Exley
Editeur : Monsieur Toussaint Louverture
Parution : Février 2011
448 pages
Prix : 23,50€
Merci à Bibliofolie et aux éditions Monsieur Toussaint Louverture pour cette découverte !