Il neige. Un homme marche pieds nus à travers la nuit et tente de trouver un abri. Cet homme est en fait un SDF, recueilli dans un centre de convalescence. Il s'est enfui pour de bonnes ou de mauvaises raisons : l'humiliation d'une soupe froide qui le rabaisse à être comme un chien. Une humiliation supplémentaire que notre homme refuse et le pousse à fuir sans réfléchir.
Charles Masson, médecin, a vu de nombreux patients sans domicile.Il évoque l'origine de cet album dans la postface à travers une de ses expériences professionnelles :
" En 2000, je suivais un autre patient que j’aimais beaucoup. On établit des liens privilégiés avec certains malades et ce patient était un peu ma mascotte. C’était un clochard de Lyon : il venait toutes les semaines à ma consultation et je le faisais hospitaliser dès que les grands froids arrivaient. Un soir, au début du printemps, il a voulu quitter le service avec toutes ses affaires et nous ne sommes pas parvenus à le convaincre de rester. Il avait été vexé : une infirmière lui avait servi une soupe froide. Pour lui, m’a-t-il expliqué, c’était une insulte : c’est aux chiens que l’on sert la soupe froide."
Dans cet album, le médecin s'est mis dans la peau d'un patient et nous présente le parcours d'un homme qui a tout perdu. Le SDF est le narrateur qui, tout au long de l'album, va soliloquer sur sa vie, ses difficultés, ses erreurs. Il nous explique les raisons de son départ, cette soupe dont il ne veut pas. Il évoque sa vie d'avant avec sa femme, sa fille, sa façon de les décevoir. Il parle de ce cancer de la gorge qui le ronge, du médecin qui voulait lui retirer une mandibule et de son refus de se faire enlever un peu plus une part de lui-même. Il raconte la difficulté d'une vie sans toit, de l'alcool qui seul réchauffe.
Le lecteur découvre un homme àla fois en colère et résigné. Un homme qui a conscience de ses erreurs passées mais qui dénonce aussi l'injustice de ce monde, son indifférence.
L'auteur réussit habilement une construction qui sépare parfois narration et dessin. En effet, si le lecteur suit le chemin du clochard à travers la campagne enneigée, puis enfin la ville, ses recherches vaines d'un toit et d'une soupe chaude, le dessinateur intercale dans le récit de cet homme désesperé des séquences représentant d'autres personnages tout en leur laissant une parole réduite. On découvre ainsi l'infirmière du centre qui semble très affectée de cette escapade (se sent-elle responsable ?), les flics incapables de voir le SDF erré, les médecins pour qui son cas n'est qu'un numéro parmi d'autres, sa femme et sa fille qui ne sont trouvés un nouvel homme de confiance,...
Les images se suffisent souvent et appuient avec intelligence le monologue du errant.
Bien que non dessinateur à l'origine, Charles Masson propose ici un album assez fort où il redonne la parole à ceux qui sont devenus invisibles. Usant d'un trait sombre et tourmenté, il illustre bien le propos engagé qui est le sien. Il se plaît à rappeler que ces personnes avaient une vie tout comme la nôtre et que parfois de hasard en erreur, ils terminent leur vie dans le caniveau. Des gens que nous ignorons le plus souvent par habitude, par ignorance ou parce que nous ne savons tout simplement pas quoi faire pour eux.
Des gens qu'il est bon d'entendre quelque fois, histoire de nous ramener sur terre ou à notre place.
" Me servir une assiette de soupe froide. Elle ne se rend pas compte que ça ne se fait pas à un clochard. Connasse d’infirmière. Quand on est clochard, le seul plaisir d’une soirée, c’est souvent seulement une assiette de soupe chaude."
D'autres avis :
Titre : Soupe froide
Auteur : Charles Masson
Editeur : Casterman, Ecritures
Parution : Novembre 2003
134 pages
Prix : 13,50€