Sur une rive slovaque du Danube, vit une communauté rom. Alors qu'on célèbre les 20 ans de la chute du mur de Berlin et que les journalistes affluent, le vieux Mikluš, lui, est rongé par le passé. Un passé qu'il a toujours tu et dont le poids n'a fait que s'accentuer avec les ans.
Alors le vieil homme va raconter son peuple à l'un d'eux. Il lui narre l'histoire de sa communauté, son quotidien. Puis, peu à peu, sa langue se délie et bientôt c'est le profond secret autour duquel se joue un terrible drame familial que Mikluš confie à son interlocuteur.
" Je m'appelle Mikluš et je suis un truand. Aucun crime ne pèse sur ma conscience, mais mon délit ne mérite pas plus légère sentence que celui d'un tueur à gages. Je suis un malfrat de première classe, un vieux corsaire repenti sans navire, qui, honteux de son butin, a choisi de l'enfouir dans le sable avant de disparaître - en prenant soin de rouler la carte au trésor dans une bouteille, mais échouant à la jeter à la mer ; ce qui revient à porter un masque le reste de votre vie en espérant secrètement qu'un jour heureux de carnaval une main se hasarde à le lever et vous sauve. Personne n'a jamais débusqué la honte qui me ronge, et j'ai été trop lâche pour la regarder en face.
N'essayez pas de mettre un visage sur ma voix, je n'en ai plus, rongé par les vers, ce que vous penserez sans doute vous qui ne savez rien de la mort. Mais qu'importe. Une mauvaise grippe m'a finalement emporté, un méchant coup de froid vous expliqueraient les miens qui, escomptant chasser le mauvais oeil, m'ont patiemment veillé pendant dix jours et dix nuits. Ce qu'ils ne savaient pas, c'est que leurs incantations étaient inutiles puisque j'avais déjà décidé de mon sort, un privilège du grand âge sans doute que d'avoir le choix entre la vie et la mon : ou bien je restais encore un peu debout, mais je m'imposais de briser enfin le silence ; ou bien je choisissais de me taire et c'était pour toujours. Le courage m'a manqué, le «pour toujours» l'a emporté."
Les éditions Gaïa, connues pour leur catalogue nordique, propose ici leur premier roman français. Et quel roman !! Autant vous le dire de suite, il s'agit pour moi de LA perle de la rentrée qui passera certainement entre les mailles des journalistes mais s'avère pour un premier roman totalement abouti et réussi !
" N’allez pas chercher fleurs bleues et longs jupons ourlés d’or, on vous rirait au nez, et laissez les roulottes dans leur cimetière, ça fait une paye que le joli folklore n’est plus d’actualité. De la vie de bohème avec lequel votre inconscient continue peut être de nous marier, vous savez bien qu’il ne reste presque rien, quelques vieilles ritournelles et les cheveux bouclés de Carmen, tout ça ne pèse pas bien lourd dans l’héritage laissé aux suivants. Ce qui fait le poids, c’est tout le reste, tout ce qu’on met sur le dos du Rom avant même qu’il sache se tenir droit. Le nourrisson n’a pas poussé son premier cri qu’on lui demande de se taire, il n’a que trois cheveux sur le crâne qu’il est déjà pouilleux, et à peine parvient-il à aligner cinq mots qu’on l’accuse de mentir. Un jour ou l’autre il sera suspecté de vol, de violence et peut être même de crime. Vous trouvez que j’ai la main lourde ? Eh bien disons qu’il est de toute façon asocial et qu’à partir de ce constat, vous pouvez lui coller sur le front l’étiquette de votre choix."
Mikluš est donc le narrateur de cette histoire un peu déstabilisante dans ses premières pages mais très vite imposible à abandonner. Notre homme est mort et cette libération lui permet de se libérer du secret qu'il détient. Il s'adresse à la fois au lecteur et au journaliste. Il commence par évoquer sa communauté, les gamins de Supava qui font le singe devant les touristes pour récolter quelques sous, la défiance des gadjé qui les voit comme de "crasseux tsiganes et voleurs de poule".
" Le rom, il tient comme il peut, balloté d'un courant d'air à un autre, le vent s'engouffre partout où il pointe son nez. Il n'est attendu nulle part, vous le savez bien, on le refile à sn voisin ; à peine a-t-il posé sa famille qu'on le fait déguerpir, et on l'accuse de ne pas tenir en place. "
Il raconte leur tentative de les loger dans des immeubles les coupant de la Terre et de la collectivité amicale, de la stérilisation forcée des femmes, de l'école qui tente d'inculquer une autre culture aux petits roms. Il remonte l'histoire et parle de l'arrivée des nazis et de leurs méfaits sur les tsiganes : tontes, viols, raffles.
Et puis, à travers son récit, un petit garçon apparait par intermittence. Adam, dit le Petit, dit Dilino. Adam qui ne parle pas, qui n'a pas de famille, qui est le souffre-douleur des autres enfants, troublés par sa blondeur et par sa façon de trainer son violon envers et contre tout. On découvrira aussi Chnepki, désormais La vieille, à moitié folle.
Mikluš, bientôt, remonte l'origine du secret. Il raconte le drame de Chnepki qui lui fit perdre sa gaieté originelle puis l'arrivée de celui qui saura réouvrir ses barrières : Lubko, le vagabond violoniste qui lui donnera une jolie fille Maruska. Il raconte le destin qui s'acharne sur cette pauvre Chnepki, son homme qui s'enfuit avec sa fille pour la sauver de la folie de sa mère. Il raconte leur vie à deux, le travail du bois pour créer des marionnettes. Et le drame qui une fois de plus vient les toucher.
Mikluš raconte tout, il se vide de sa honte, de son immobilisme devant le petit Dilino dont il nous confiera l'origine. Un enfant qu'il n'a pas su protéger, aimer. Un enfant à qui il aura caché jusqu'à sa mort la tragédie qui conditionne son existence.
Vous l'aurez compris, ce roman fait le portrait d'une communauté défaite qui peine à survivre devant les soubresauts de l'histoire, la haine de ses voisins (sera évoquée les nouveaux cranes rasés qui errent dans cette Allemagne contemporaine), l'indifférence du monde devant les persécutions passées et non jugées (Nuremberg les a oublié...), tout comme les humiliations d'aujourd'hui. Mais c'est aussi le portrait d'un groupe qui vit au rythme des saisons, qui se refuse à toute porte entre les personnes, pour lesquelles l'entraide n'est pas un vain mot.
" Les portes étaient des intruses, (...) du silence et de la solitude qui nous empêchaient de respirer, et c'est justement de ça dont nous ne savions pas nous passer, la respiration de l'autre à proximité. "
C'est un peuple fier qui continue à vivre libre et à s'épanouir dans des travaux manuels et dans ces joyeuses orgies musicales où chacun s'oublie dans le flot des violons.
Le roman est aussi l'histoire d'une famille qui voit construire son histoire dans un drame perpétuel qui dépasse les générations. C'est l'histoire de ce petit Dilino et de ses ancêtres, bousculés par une vie faite de malheurs, d'intolérance et de misère.
Le silence ne sera qu'un souvenir est véritablement un roman magnifique que l'auteur a écrit dans une prose poétique qui reprend les lancinants sanglots du violon tsigane. Laurence Vilaine nous offre ici un condensé d'émotion qu'on penserait écrit par un tsigane lui-même tant cette communauté est si bien décrite et interprétée. Pour un premier roman, je le répète, c'est un coup de maître !
C'est une histoire à la fois dure et douce. Une histoire qui parle d'amour et de souffrance. Une histoire que personne ne pourra oublier après avoir tourné la dernière page de ce roman que vous devez ABSOLUMENT découvrir !
Mais " N'oubliez pas que les fins heureuses n'ont jamais été le fort des histoires tsiganes"...
Un grand merci à Gaïa d'avoir fait cette découverte !
D'autres avis :
Le très beau billet d'Actualitté -
Liens :
Fiche de l'éditeur où vous pouvez écouter un extrait du texte et une interview de l'auteur.
Photos : © Fab William alexander
Titre : Le silence ne sera qu'un souvenir
Auteur : Laurence Vilaine
Editeur : Gaïa
Parution : Août 2011
176 pages
Prix : 17€
Un grand merci à Babelio et à son opération masse critique !