Auteur : Junichiro TANIZAKI
Editeur : Sillage
Date de parution : Juin 2010
Prix : 9,50 €
128 pages
" Le tatouage", nouvelle éponyme de ce recueil de nouvelles, marque l'entrée en littérature du célèbre écrivain japonais. Parue en 1910 dans une revue, cette première et très courte nouvelle qui le rendra célèbre contient déjà tous les thèmes fétiches de l'auteur.
Elle est ici accompagné de 2 autres nouvelles : "Les jeunes garçons" et "Le secret".
Le tatouage (1910) :
Seikichi est un jeune tatoueur talentueux, réputé pour l'originalité de ses compositions. Les courtisanes se battent pour avoir le privilège de voir leur peau décorée par le maitre. Car c'est ce dernier qui choisit ses modèles et leur imposent le motif et le prix. Mais Seikichi est insatisfait et rêve de réaliser un chef d'oeuvre sur le corps d'une femme exceptionnelle qui révèlerait le plus profond de son âme.
Un jour, le hasard met sur sa route une femme dont il n'aperçoit qu'un simple pied blanc. Celle-ci disparait et Seikichi en eprouve une violente passion. Quand la jeune fille, Satsuko, future prostituée, vient à recroiser le tatoueur, celui-ci décide de la séquestrer et de lui tatouer sur le corps une énorme tarentule...
Il faut savoir qu'au Japon le tatouage est un signe d'appartenance à un groupe social. Il était autrefois réservé aux prostitués et voyous / prisonniers, avant de devenir un code yakuza, par extension. L'araignée est par ailleurs le symbole de la prostitution.
C'est un art qui est surtout reconnu pour la maitrise de celui qui le réalise et passe traditionnellement par des séances de tatouage à la main (et non par des outils électriques comme aujourd'hui) extrêmement douloureuses, le tatoueur maniant lui-même les aiguilles.
Et comme souvent chez les japonais, douleur rime souvent avec plaisir et perversion.
" Et lui, contemplant d'un œil glacé la forme misérable, ne manquait jamais de dire avec un sourire de satisfaction:
«Vrai ! Ce que vous devez avoir mal ! » "
Dans cette nouvelle, l'accent est mis sur le plaisir qu'eprouve Seikichi d'infliger d'atroces douleurs aux tatoués et plus particulièrement à la femme séquestrée. On pourrait presque y voir un parallèle entre pénétration des aiguilles et acte sexuel.
On retrouvera également le fétichisme marqué de l'auteur pour le symbole du pied, qui provoque la passion chez notre tatoueur. Le désir se retrouve nourri par l'attente et Seikichi perd tout maitrise de lui-même.
Avant de tatouer la jeune fille, Seikichi va lui montrer 2 peintures qui symbolisent la beauté cruelle de la femme. Alors que Satsuko refuse de s'y voir tout en s'y reconnaissant, le tatouage transformera véritablement la jeune fille en femme fatale. Et le tatoueur, qui y a mis toute son âme, y perd sa cruauté. Eprouvant compassion pour la souffrance qu'il lui a infligé, Seikichi n'est plus celui qui mène la danse. C'est désormais la jeune femme qui impose ses règles et accepte de se dévoiler pour éblouir les hommes avec son tatouage, endossant la figure de la femme fatale des tableaux.
Cette nouvelle qui parait bien trop courte à la première lecture finit par dévoiler ses thématiques cachées au cours des suivantes et se révèle d'une grande force, précurseur des oeuvres à venir de Tanizaki.
Vous avez la possibilité de lire la nouvelle dans son intégralité ici !!
Les jeunes garçons (1911) :
Dans cette nouvelle, nous sommes face à un narrateur qui évoque ses souvenirs d'enfance. Sympathisant à l'école avec le jeune Shin-Ichi, il passe désormais ses journées à jouer avec ce dernier dans la grande maison de sa famille. Rejoints par Mitsuko, la soeur de Shin-Ichi, et Senkichi, le palefrenier, les enfants s'amusent à des jeux innocents qui dérivent bientôt en séances plus perverses. Et les garçons deviennent peu à peu l'esclave de la petite fille qu'ils avaient tout d'abord maltraitée.
Leurs jeux mettent en avant les notions de domination, d'humiliation qui touchent tour à tour chacun des enfants qui prennent plaisir à ces souffrances corporelles.
Entre sado-masochiste et scatologie, "Les jeunes garçons" est une nouvelle sulfureuse qui vaudra pour la première fois à l'auteur une censure au nom des bonnes moeurs. Explorant l'univers de la sexualité inconsciente des enfants, il évoque les jeux à la fois innocents et pervers d'une bande d'enfants, fascinés par le pouvoir qu'ils peuvent avoir sur autrui. Comme dans la première nouvelle, nous assistons à une transformation : la tourmentée devient à son tour une tourmenteuse cruelle.
Le secret (1911) :
"Le secret" est également un récit à la première personne. Le narrateur semble blasé de toutes formes de plaisir et recherche l'attrait de la nouveauté en se travestissant en femme.
" N'existait-il pas quelque chose d'insolite, de bizarre, qui fût propre à secouer, à ébranler mes nerfs devenus totalement insensibles aux excitations ordinaires ? "
Habillé, coiffé et maquillé en femme, il se rend au théâtre et jouit de sa nouvelle identité. Un soir, à ses côtés, une ancienne conquête le reconnait discrètement sous son fard. Ils ne se connaissent pas sous leur vrai nom mais souhaitent mutuellement se revoir, en gardant leur identité secrète. La femme l'emmène chez elle les yeux bandés, faisant moults tours et détours pour que notre homme ne puisse reconnaitre le trajet. Ce dernier, piqué par la curiosité, élabore tout un stratagème pour retrouver le chemin. Le secret éventé, le charme et l'effet de mystère n'agit plus. Les 2 amants ne se verront plus.
On retrouve une fois de plus chez Tanizaki des pratiques sexuelles déviantes : ici, le travestissement. La femme fatale est toujours présente, sublimé ici par le goût du secret dont la disparition évente le pouvoir attractif. La technique employée par le narrateur pour retrouver la sroute qui l'emmène chez son amante est particulièrement intéressante. S'appuyant sur les bruits, les odeurs, la mémoire et la logique, ce dernier réussit avec brio à venir à bout de l'énigme. Hélas pour lui, celà se fera au détriment du désir et de la passion.
Ce recueil se révèle particulièrement intéressant. Présentant 3 nouvelles parmi les premières écrites par Tanizaki, il expose déjà les thématiques centrales de son oeuvre.
Tout le monde n'y trouvera pas son bonheur, les thèmes étant assez particuliers mais je le conseille aux amateurs !
Tatouage - Film de Yasuzo MASUMURA (1966) :
Ce film, qui est un classique du cinéma japonais, est annoncé partout comme l'adaptation de la nouvelle "Tatouage" de Tanizaki. Mais le film s'est avéré à ma grande surprise être aussi une reprise de la nouvelle "Le meurtre d'O-Tsuya" du même auteur, dont je vous parlais il y a quelque temps et que je vous invite à relire !
Le film de Masumura se révèle un habile mélange entre les 2 histoires.
Nous retrouvons à l'identique O-Tsuya et son amant Shinsuke qu'elle pousse à trahir son patron pour fuir avec elle. L'ami qui les héberge n'hésitera pas là non plus à les piéger pour gagner quelques pièces.
C'est dans ce lieu que O-Tsuya, qui se vautre dans la fainéantise et la luxure, va croiser le chemin de Seikichi, tatoueur de son espèce, que la vision de son pied subjugue.
L'ami tend un traquenard pour que Shinsuke soit tué (en vain) et vend O-Tsuya à Takubei pour en faire une geisha.
Cette dernière se verra alors confiée aux mains de Seikichi, qui désire passionnément posséder la peau de la jeune femme et lui tatouera de force une araignée dans le dos.
Et voilà les 2 histoires entremêlées avec beaucoup de naturel. La violence séductrice et sa tendance manipulatrice d'O-Tsuya trouve ici son origine dans l'araignée qui orne désormais son dos et symbolise la vengeance et le pouvoir de destruction de cette femme -mante religieuse.
Entrainant la mort tout autour d'elle, O-Tsuya se révèle une femme sensuelle sublimé par le réalisateur. Enfouie sous de nombreuses couches de kimonos, elle ne se dévoile que très peu tout en offrant une forte connotation érotique. Elle n'en reste pas moins une figure manipulatrice qui utilise les hommes pour mieux les blesser et les humilier et de dédouane de toute culpabilité en accusant l'araignée de son dos.
Le tatoueur qui a mis son âme dans le motif se révèle là-aussi, comme dans le texte de Tanizaki. Vide de toute inspiration, il erre sur les pas d'O-Tsuya et découvre les ravages provoqués par son chef d'oeuvre.
Shinsuke, l'amant malheureux, n'arrive pas à se détacher d'un semblant de sens moral et continue à osciller entre le bien et le mal.
La fin surprenante du film intègre parfaitement bien les conclusions des 2 nouvelles.
Masumura filme magnifiquement ses acteurs et arrive même à rendre vivante l'araignée tatouée qui bouge au rythme des mouvements d'O-Tsuya. C'en est saisissant !
Bref un chef d'oeuvre japonais que les amateurs ne doivent pas rater !