Irène et Gary, mariés depuis 30 ans, vivent en Alaska, au bord du lac Skilak. Un choix de vie qui s'est fait il y a 10 ans, pour se rapprocher d'un idéal de communion avec la nature. Pourtant, c'est une autre vie que le couple s'est construit. Gary s'est perdu dans bon nombre de projets innaboutis. Irène lui a donné 2 enfants, désormais adultes : Rhoda et Mark. Aujourd'hui, à l'heure de la retraite, Gary est pourtant décidé à mener la vie qu'il a toujours rêvé. Ils vont désormais vivre dans une cabane en bois sur une île isolée, au coeur de la nature. Il entraîne dès lors sa femme dans la construction de leur future habitation et s'acharne sur ce projet quelque peu utopique, de manière un peu égoïste et sans être vraiment préparé. Irène, dont le mal-être ne cesse de grandir, voit surtout dans cette entreprise une tentative de Gary de se séparer d'elle et se prête bien malgré elle au projet pour sauver son mariage.
Après le formidable Sukkwan Island, voici le génial Désolations ! Si ce dernier prend place lui aussi dans les paysages tourmentés de l'Alaska, David Vann fait preuve de renouvellement tout en y replaçant avec succès ses propres obsessions.
On y retrouve une famille dont l'auteur prend plaisir à décortiquer les sentiments, les peurs, les espoirs, la folie même.
Gary construit sa cabane envers et contre tout. Malgré le temps. Malgré sa femme. Malgré les problèmes qui ne manquent pas de se présenter faute de préparation suffisante. Son obstination est peu compréhensible, il donne l'impression de fuir quelque chose, de se prouver quelque chose, qu'il est capable d'aller au bout de sa volonté. Seul compte ce but qu'il s'est fixé, alternative à tous ses autres projets précédents qui n'aboutirent jamais.
Irène est hantée par le suicide de sa mère, dont elle a découvert le corps pendu lorsqu'elle était enfant. Elle semble être une femme résignée qui s'accroche désespérément à son mari, qui ne le contredit pas par peur de le perdre. Depuis qu'elle s'est lancé dans la construction de la cabane, des migraines atroces viennent l'assaillir et aucun médicament ne semble faire effet.
A leurs côtés, il y a pourtant leur fille Rhoda qui leur rend visite régulièrement, qui s'inquiète de leur absence, qui voit la détérioration de leur relation. Rhoda vit avec Jim, un dentiste fortuné qui lui offre tout le confort nécessaire. Mais sa relation avec lui ne la satisfait pas complètement. Jim semble de pas s'impliquer totalement. Le mariage dont il parle reste un projet lointain. Son frère Mark vit avec Karen et continue de mener une vie insouciante : kart avec les copains, fumette entre amis. Le sort de sa famille lui importe peu et il reste en retrait de tout ce qui la concerne.
Dès le début, la tension est palpable. Le couple Gary / Irène communique avec violence, s'envoie des piques régulières et réagit avec susceptibilité. Même le silence entre eux semble synonyme de reproches. Les maux de tête d'Irène ne font qu'accentuer la pression et Gary semble y prêter peu d'attention. Alors que Rhoda s'interroge de plus en plus sur sa vie avec Jim, ce dernier se laisse séduire par Monique, une amie de Mark venue passer quelques jours chez eux en compagnie de son petit ami Carl. La jeune femme est peu farouche et prête à utiliser ses charmes pour obtenir quelques faveurs sans débourser un centime.
Vous l'aurez compris, cette famille, ces différents couples sont tous au bord de la rupture, de la faille. La tension que l'on ressent dès l'entrée en matière du roman ne fera que s'accentuer. Et le drame ne peut être bien loin avec David Vann.
Skilak Lake
David Vann nous offre ici un roman encore plus abouti que son précédent. C'est à un véritable drame psychologique auquel nous allons assister. Les personnages sont tous extrêmement détaillés, leur propre individualité, leur propre peur ou espoir. Leur propre voix aussi : l'auteur utilise 7 narrateurs différents et le procédé nous permet de pénétrer leur inconscient encore plus profondément. Pourtant le trait commun de tous, c'est une certaine peur de la solitude. Gary semble fuir les hommes, Irène craint l'abandon de son mari à l'image de celui de sa mère, Rhoda semble se satisfaire d'une relation bancale pour éviter un célibat peu enviable, Mark s'enferme dans son insouciance pour mieux se protéger des autres, Carl très amoureux refuse de voir la trahison de Monique. La solitude semble être la situation ultime à éviter à tout prix. Quitte à faire des compromissions, à trahir ses proches ou même trahir ses propres aspirations.
Le mariage ou le couple est vu, non pas comme une alliance amoureuse, mais plutôt comme un rempart à la solitude. Et c'est un constat très amer qui ressort du mariage à l'issu du roman.
" On peut choisir ceux avec qui l'on va passer sa vie, mais on ne peut pas choisir ce qu'ils deviendront. "
Désolations est un livre véritablement désenchanté qui s'attache à montrer le côté sombre en chacun de nous.
La terre d'Alaska, synonyme de pureté originelle, de retour à un état de nature simple et harmonieux, s'avère ici le miroir réfléchissant de leur propre lâcheté. Vu sous un jour menaçant, elle n'est pas l'antre hospitalière que l'on veut bien nous faire croire. Elle ne fait qu'accentuer ou souligner nos propres sentiments, bons ou mauvais.
Il sera aussi ici question d'héritage et de transmission. POur Irène, l'histoire se répète inlassablement, de générations en générations. Elle tente de mettre en garde sa fille contre l'illusion confortable du mariage, elle veut briser le cycle des déceptions. Mais pour Rhoda, ce n'est que l'expression désespérée d'une femme malheureuse dans son propre couple.
Désolations se révèle véritablement un roman puissant et déchirant qui vous emmène au coeur de l'âme humaine et vous retourne par un final extrêmement fort qui, s'il ne m'a pas étonné, m'a complètement pris au dépourvu.On y retrouve les thèmes de l'auteur : la famille, le manque de communication entre ses membres, la solitude, la folie, le suicide et la mort. Des obsessions que David Vann réussit à transcender ici avec brio pour donner um roman universel sur la désillusion des hommes.
Un roman indispensable !
D'autres avis :
InColdBlog - Emeraude - Lili Galipette - Petit Sachem - Karine - L'accoudoir - Stephie -
Liens :
Premières pages du roman à lire
Rencontre d'1h à la librairie Mollat écouter
Rencontre avec David Vann :
Il s'avère que l'auteur est venu il y a un peu moins d'un mois dans ma ville. Je n'avais pas encore lu Désolations mais il était évident que je ne pouvais rater la rencontre organisée par la librairie. Le traducteur de David était Oliver Gallmeister lui-même et ce fût également un plaisir de découvrir cet éditeur talentueux.
J'ai pris quelques notes mais elles ne s'avèrent pas totalement complètes... Aussi, vais-je faire de mon mieux pour vous rapporter les quelques propos tenus lors de ce rendez-vous avec l'auteur.
Tout d'abord, il faut savoir que David Vann pratique une sorte d'écriture inconsciente. Il s'astreint tous les matins à des séances d'écriture, tournée de dédicaces ou pas, où il laisse son insonscient parler. Ainsi, le roman se fait en quelque sorte devant ses yeux. Il ignorait par exemple que le fameux coup de théâtre de Sukkwan Island aurait lieu, tout comme il ignorait que Désolations parlerait de mariage. Il ne savait pas non plus que ce roman aurait 7 points de vue différents : une technique qui lui a d'ailleurs "permis de respirer" tant le roman est oppressant.
Ce roman est né il y a 14 ans de cela mais ce n'est qu'il y a 2 ans qu'il a eu une vision d'Irène lors d'un séjour en Alaska.
David reconnaît qu'il y a beaucoup de lui dans ce roman, même s'il ne s'en rend compte que par la suite, avec des analyses ou questions de journalistes par exemple ! Il pensait que le mariage lui était étranger mais un journaliste aurait réussi à lui faire dire le contraire.
" J'ai besoin de beaucoup d'années pour prendre conscience de ce qu'il y a dans mes livres. "
Désolations est donc un livre sur le mariage et la transmission. Pour l'auteur, il y a un lien entre les échecs des mariages et les relations mère/fille. On découvre ici l'importance de ce qu'une mère lègue à sa fille et inversement.
Irène tente d'effacer le suicide de sa mère (NDLR : elle a d'ailleurs occulté la plupart de ses souvenirs maternels précédant le suicide) en tentant de donner des fondations solides à sa propre famille. Elle est désemparée devant son échec et n'arrive pas à rassembler les morceaux de sa vie pour en faire une histoire cohérente.
Gary est un homme lâche, qui n'a pas le courage d'affronter la réalité. Il apeur du noir, de ne pas tenir seul la nuit (comme l'auteur ! Rires !). Son vrai crime est de ne pas avoir vraiment aimé Irène.
Rhoda aurait été inspirée par sa propre soeur qui se marie par ailleurs ce mois-ci ^^
Pour David, Rhoda est le seul personnage positif du roman. Son couple est le plus important dans l'histoire. Et pourtant, lorsqu'elle est trompé par Jim, c'est ce dernier qui est humilié et non pas elle.
Le manque de communication des personnages entre eux reflète celle de la propre famille de l'auteur (rires !)
David concède que lorsque les gens sont sous pression, on découvre qui ils sont réellement.
C'est pourquoi dans la vraie vie, il faut se mentir ! (rires !)
La présence importante de la nature est d'ailleurs un élément à part entière.
Avec l'héritage des poètes romantiques, la communion avec la nature est une façon de retrouver sa bonté naturelle. POur David, c'est une idée fausse. La nature ne fait que renvoyer aux personnages leur propre image. C'est pourquoi, l'auteur consacre beaucoup d'attention aux décors et au paysage : il est comme une ardoise vide qui va se remplir avec les sentiments des personnages.
David souligne malgré tout que l'Alaska est un endroit merveilleux ! Mais que beaucoup de gens vont s'y installer en dernier recours car ils n'ont rien d'autres dans la vie.
Pour lui, il s'agit également du mythe fondateur des Etats-Unis : le retour à la nature entrainerait la bonté et expliquerait le fait que les américains continuent à faire les pires choses dans le monde. Vann souligne d'ailleurs que de nombreux survivalistes se cachent des autorités fédérales, en Alaska. De nombreuses personnes font aussi pousser de l'herbe car elle est très forte là-bas ! Au final, les personnes normales sont très rares ! (rires !) De toute façon, personne en France ne pourra venir le contredire (rires !).
Désolations se révèle aussi un roman sur la fuite. Gary, par exemple, fuit qui il est réellement.
C'est un livre qui parle d'élan : on pense qu'on va quelque part et finalement on se rend compte que l'on va vers autre chose.
Pour David, "Il n'y a pas de destin, il n'y a que la peur que l'on en a. "
L'auteur reconnaît que "la plupart des livres que j'aime parle de l'enfer, comme Méridien de sang. "
Pour lui, l'enfer est une invention littéraire et non religieuse. Il s'agit d'un paysage imaginaire où l'on met tout ce que l'on n'aime pas. L'errance des personnages dans un enfer est finalement une manière de les tester eux, ainsi que les lecteurs.
Cette retranscription est bien évidemment parcellaire mais j'espère qu'elle vous aura un tant soit peu intéressée et servie à comprendre le roman et l'auteur !
David Vann s'est révélé un homme simple et accessible. Loin de l'image d'auteur tourmenté, il affiche une douceur et un sourire constant qu'on ne peut imaginer en lisant ses textes. Je ne peux que vous encourager à aller à sa rencontre si vous avez la chance de l'avoir dans le coin !
Titre : Désolations
Auteur : David Vann
Editeur : Gallmeister, Nature writing
Parution : Août 2011
297 pages
Prix : 23€