Années 70, Antoine est luthier à Paris. C'est un homme assez silencieux que sa femme a quitté. Il vit pour son amour du métier et pour la joie de rendre vie aux violons qu'il soigne. Pour ses 30 ans, il s'offre un voyage à Dublin pour y retrouver un ancien ami. La fête est superbe, il joue du violon en public et se saoûle, un peu. Le lendemain, quelques heures avant son retour, il erre dans la ville et se souvient tout à coup d'une phrase d'un de ses client : " Vous ne connaissez pas le Nord ? Alors vous ne connaissez pas l'Irlande." Alors Antoine décide de faire un tour à Belfast, un tour rapide de 3h. Un tour qui va changer sa vie.
Au hasard de sa marche, Antoine va rencontrer Jim O'Leary et sa femme qui le croient perdu et l'invite chez eux. Une grande amitié va naître qui sera le point de départ de nombreux voyages successifs en Irlande du Nord. Des séjours qui permettront à Antoine de rencontrer l'Irlande, la vraie. Celle qui est loin des cartes postales de moutons, de murs en pierre, et de falaises vertigineuses. Celle qui le conduira au creux des pubs enfumés, dans le coeur de l'âme irlandaise, dans l'Irlande républicaine surtout qui se bat contre l'envahisseur britannique. Dans celle de Tyrone Meehan, activiste de l'IRA qu'il va bientôt considérer comme un frère. Un ami tant aimé avec qui il partagera tout, un ami qui pourtant trahira son pays et brisera le petit français.
Le fait est connu, Mon traître s'inspire de l'expérience personnelle de l'auteur. Sorj Chalandon, journaliste à Libération, a longtemps travaillé sur le conflit irlandais. Il a connu les activistes républicains qu'il a abondamment couvert, et en particulier un certain Denis Donaldson qui est devenu son ami. Un ami dont il a découvert avec les autres partisans qu'il avait trahi sa patrie pendant 20 ans... Denis, un des plus fervents leaders de la cause républicaine, était un traître à la solde des britanniques. Une révélation choc qui ébranla ses proches et Sorj Chalandon lui-même. Une trahison qui questionne aussi quant à la véracité de son amitié avec cet homme.
A travers les figures d'Antoine et de Tyrone mais aussi de Jim et Cathy, Sorj revient sur cet épisode dramatique. On y découvre un jeune homme naïf qui porte une sorte d'amour irraisonné pour un pays qui n'est pas le sien. Une curiosité hasardeuse qui devient vite une sorte de fil conducteur dans sa vie.
" Pourquoi ces rues? Je ne sais pas. J'aimais leur pauvreté, ce silence de froid gris. J'aimais aussi les figures que je croisais. Des visages durs. Des regards perdus. Des cheveux sombres et roux. Des étoffes râpées, des manteaux trop amples et des chaussures molles."
Un amour pour l'Irlande du Nord mais surtout pour ses habitants qui l'ont accueilli si chaleureusement sans rien lui demander. Un amour pour ces hommes et ces femmes qui ont choisi le combat et l'engagement politique en dépit de la pauvreté, de la souffrance et de la répression britannique. Une sorte d'amour admiratif qui s'épanouira particulièrement avec Tyrone, sorte de figure paternelle sous l'égide duquel il fera son apprentissage du combat.
Sorj Chalandon y décrit donc une Irlande humaine et combattante qui prend corps dans les pubs et ses réunions houblonneuses, dans le quotidien d'un peuple qui voit ses enfants disparaitre par la guerre, la prison ou par une balle perdue. L 'auteur s'attarde longuement à décrire la découverte de ce nouveau pays et de ses combats, l'histoire de sa rencontre avec ses hommes, avec Tyrone. On vit avec lui la plénitude de cette amitié déterminante qui grandit au fil des années et sera un des piliers de sa vie. Et lorsque la trahison arrive en fin d'ouvrage, elle n'en est que plus choquante, à l'image de celle d'Antoine et celle de l'auteur, à travers lui.
" Il trahissait depuis près de vingt ans. L'Irlande qu'il aimait tant, sa lutte, ses parents, ses enfants, ses camarades, ses amis, moi. Il nous avait trahis. Chaque matin. Chaque soir… "
"Je n'étais plus de ce lieu, de ces immeubles qui empêchent le ciel. Je n'étais plus rien ici. Je voulais Tyrone Meehan, leur regard, Falls Road, le sourire de Bobby Sands, l'odeur de tourbe à l'âtre, les clins d'œil au coin des rues, une main sur mon épaule, le cahot des taxis collectifs, les enfants en uniformes d'écoliers, les frites graissant le journal roulé en cornet, ma pinte de bière noire, le métal des blindés ennemis, l'aigrelet des fifres, le sourd des tambours, le ciel d'Irlande, sa pluie, sa peau."
"Mon traître" est véritablement un bijou de sensibilité et de pudeur. D'émotion aussi. A travers son héros, Sorj Chalandon livre ses sentiments sur une trahison qui a bouleversé sa vie. Son écriture est libérée de tout superflu. Ses phrases sont courtes, parfois sèches et, à travers leur épure, révèle avec une très grande subtilité l'essentiel des faits et des émotions. On vibre à l'unisson d'Antoine, on découvre une Irlande inconnue toute en humanité, on y ressent l'importance des amitiés, la façon dont elles nous construisent mais aussi la manière dont elles peuvent nous détruire.
Il y sera question aussi de mensonge. Comment un homme dont la vie était basée sur le mensonge a-t'il pu vivre aux côtés des siens ? Quelle est la part de vrai dans ce qui a constitué son existence ? Se définit-il comme celui qu'il était aux yeux des autres ou comme celui qui trahissait dans l'ombre ? Comment réconcilier les 2 faces du personnage ?
Antoine, double de l'auteur, se questionne sur la part de mensonge et de vérité chez ce traitre, SON traitre. Leur amitié était-elle réelle ? Ou Tyrone l'a-til utilisé complaisament pour ses activités d'espion ? Est-il lui-même coupable de n'avoir rien vu ? Coupable d'avoir trahi la cause républicaine à laquelle il s'était attachée, en aidant Tyrone à se loger lors de ses séjours parisiens, prétextes secrets à ses trahisons ?
Sorj, à travers ses personnages de papier, cherche des réponses, cherche à accepter l'innaceptable, à faire son deuil tout simplement d'un homme, d'un ami qui par sa traitrise remet en cause tous ses gestes et toutes ses paroles.
Mon traître est un roman admirable qui m'a extrêmement touchée et confirme tout le bien que je pensais de cet auteur après La légende de nos pères. Ma critique n'est bien évidement pas à la hauteur de ce que j'ai ressenti à la lecture de ce roman mais j'espère vous avoir donné envie de découvrir ce grand auteur qui est pour moi un grand coup de coeur !
Mille mercis à la découvreuse qui m'a mis ce livre entre les mains !
D'autres avis :
Les conquis : Emmyne - Aurore - Marie - La liseuse - Enna -
Les mitigés qui me fendent le coeur : Amanda - Fashion - Chiffonnette - Ys -
Rencontre avec Sorj Chalandon :
Et oui, après David Vann, C'est Sorj Chalandon lui-même que j'ai pu découvrir lors d'une rencontre à la librairie du coin, à l'occasion de la sortie de Retour à Kyllibegs, qui revient sur cette trahison mais cette fois-ci du point de vue du traître.
Une rencontre fort prenante, fort émotionnelle qui m'a même fait oublier de prendre une petite photo souvenir mais peu importe !
L'intervenante n'était pas formidable mais Sorj s'est révélé un auteur chaleureux et bavard qui raconte avec beaucoup d'enthousiasme et de détail sa vie de journaliste et son travail d'écrivain.
En effet, il est tout d'abord revenu sur son parcours de journaliste au sein du journal Libération. Il a évoqué avec passion sa vision du journalisme.
"Je déteste les journalistes qui se mettent en scène, qui expliquent comment ils ont fait pour y arriver. "
Pour Sorj, seul les faits comptent. Il faut s'effacer devant eux pour pouvoir mieux les transmettre.
" Mon travail, c'est de montrer ce qui se passe."
Sa propre douleur ne compte pas et il doit juste rapporter ce qu'il a vu.
" Mon journalisme à moi est de rapporter ce que je vois et pas ce que je pense."
Néanmoins tout cela ne veut pas dire des reportages froids et désincarné.
" Nos émotions interviennent dans le choix des mots que nous faisons." mais surtout " L'écriture est un des vecteurs de l'émotion des autres, pas de la mienne. "
Il souligne d'ailleurs que : "On a toujours trop de mots". Voilà une assertion qui illustre parfaitement aussi son écriture romanesque.
L'auteur a ensuite évoqué L'Irlande et son rapport à ce pays.
C'est "un pays qui a un sens de la communauté très profond". Il constate que "tout ce que j'aime est interdit en Irlande du Nord" car synonyme de rebellion : la langue, la musique, le drapeau, ...
" Si l'on supporte que tout ce qu'on aime est banni, alors on est vieux. "
Sorj reconnaît qu'il n'a "aucun droit d'écrire un livre sur l'Irlande." Mais qu'il a "pris ce droit car j'ai été parti prenante d'une trahison. "
En parlant de Denis Donaldson : " Cet homme-là a été comme un frère. C'est celui qui ne peut pas trahir. "
En tant que journaliste, il ne pouvait pas écrire là-dessus. " J'étais trop proche".
" Mais il fallait que ça sorte, d'où le roman."
La seule question qu'il se pose : "est-ce que notre amitié était vrai ?" En écrivant ce roman, il pensait "que ma rancoeur serait apaisée." Hélas...
" J'ai écrit Retour à Kyllibegs pour être lui, je voulais voir le petit français à travers ses yeux."
" En faisant les deux, je vais refermer cette tombe. "
Sorj reconnaît que, depuis qu'il a rendu ce livre, il n'a pas écrit une ligne.
" Je suis vidé, fatigué, usé, apaisé de ma rancoeur."
" J'ai l'impression d'être allé trop loin dans la douleur." et qu'il va "avoir du mal à redescendre."
"Tyrone est ma part de traitrise. "
Dans Kyllibegs, Sorj avance une raison de la trahison de Tyrone. C'est une "raison qui a été avancée pour celle de Denis." mais "surtout, c'est une trahison qui me va."
" Ce qui m'intéresse, c'est les mécanismes de la trahison."
Le traître peut aussi d'une certaine façon "faire la guerre à la guerre". Il a "l'espoir que ce qu'il fait est aussi une façon de faire la paix."
A la question d'une lectrice qui y voit une écriture masculine, il répond que "La blessure n'a pas de sexe " et rapporte une anecdocte de salon : des lectrices, trompées par leurs maris, qui ne s'intéressent pas particulièrement à l'Irlande mais qui ont retrouvées dans le roman le même sentiment d'humiliation qu'elles avaient connues.
Plus loin, il explique à un autre lecteur, sa manière de travailler en reportage. Il utilise un carnet de notes où sur la page de droite, il note tout ce qui est factuel, même les mensonges qu'on semble lui raconter, et sur la page de gauche, ses propres impressions. Des impressions qui peuvent devenir par la suite des romans.
L'auteur nous annonce que le plus beau compliment que l'on puisse lui faire, c'est de lui dire qu'on ne sait pas si on a VU ou LU son roman.
Lors de ses reportages journalistiques, Sorj prend à coeur d'accompagner les photographes. A la différence de certains journalistes qui écrivent leur papier bien à l'abri dans leur hôtel, les photographes doivent aller sur le terrain pour ramener une image. Ils ne peuvent pas tricher et sont au plus près des faits.
il nous annonce d'ailleurs clairement sa position sur le journalisme d'aujourd'hui : "Je trouve que c'est un métier qui est salopé."
Sorj Chalandon terminera la rencontre en nous disant qu'il a l'impression que sa tournée de rencontres est "un tour d'adieu". Que "l'Irlande va redevenir ma sphère privée". Qu'il va enfin aller sur la tombe de Denis, lui dire les quelques mots qu'il n'a jamais su lui dire jusqu'à présent.
Vous l'aurez compris, ce fut une extraordinaire rencontre ! Sorj Chalandon est un auteur qui donne de sa personne. Il est sorti de cette rencontre épuisé d'avoir puisé dans ses émotions. Comme cela doit être difficile de toujours revenir sur les mêmes blessures devant des inconnus ! Et pourtant, cet homme se livre comme jamais avec pudeur et sensibilité. avec humour aussi. Il revient sur sa douleur, sur ses failles avec beaucoup de réserve. C'est un étonnant mélange de confession et de retenue qu'il est difficile de décrire. Ce fut aussi une rencontre où il livra de douloureux secrets familiaux avec une charge émotionnelle qui a dû prendre aux tripes toute l'assemblée présente. Des secrets que je ne vous rapporterais pas, car il a souhaité modestement qu'ils ne soient pas rendu publics, mais qui éclairent et donnent une autre dimension à son oeuvre. Sa facilité à les énoncer devant nous, pauvres lecteurs lambdas, qu'il ne connaît pas et en qui il ne peut avoir une totale confiance m'a complètement désarçonnée. Comment cet homme trahi peut-il continuer à avoir confiance dans les gens ? Je ne peux qu'être admirative devant cet homme généreux et blessé qui réussit à dépasser ses peurs et sa souffrance morale.
Un auteur que je commence à admirer pour ce qu'il écrit mais donc aussi pour ce qu'il est humainement, pour sa façon d'être au monde. Personnellement, je ne peux que vous en souhaiter tout autant si vous avez la chance d'aller à la rencontre de cet homme...
Titre : Mon traître
Auteur : Sorj Chalandon
Editeur : Grasset
Parution : Janvier 2008
275 pages
Prix : 17,90€
Editeur : Livre de poche
Parution : Août 2009
216 pages
Prix : 6€