Le colonel Vincent de Moulerin vient d'être assassiné sur un parking de Marseille. Pour le commissaire Arnal, il est évident qu'il s'agit d'un meurtre forfuit et il demande bien vite au lieutenant Emma Govgaline de boucler l'affaire dans ce sens. C'est que des règlements de compte à répétition dans le milieu mafieu marseillais agitent la ville et qu'il serait de bon ton d'y mettre de l'ordre. Emma se charge donc de l'enquête et, troublée par le propre passé de son père, commence à s'intéresser à celui de l'ancien militaire. Elle soupçonne un profil de facho derrière le conseiller municipal droit et sans taches, et un meurtre de vengeance. Mais la vérité est bien compliquée que ça...
Aidée de Clovis Narigou, un ancien amant, et de ses contacts, Emma va enquêter sur le passé trouble de Vincent de Moulerin. Grâce aux information de Mario crescensi, un ancien journaliste, elle apprend que ce dernier est un ancien para qui a fait la guerre d'Indochine avant de rejoindre l'Algérie et les rangs de l'OAS. Quelques années plus tard, c'est en Argentine que l'on retrouve le colonel. Son itinéraire n'est pas totalement clair et des zones d'ombres subsistent.
Maurice Gouiran est un auteur qui vit près de Marseille et situe ses polars dans la cité phocéenne. Néanmoins, loin d'être un de ces polars régionaux trop caricaturaux, Sur nos cadavres, ils dansent le tango nous emmène dans le sillage de l'Histoire entre Algérie et Argentine.
Le lieutenant Emma est une fille un peu atypique, androgyne et gothique, qui semble torturée par son passé. Son histoire d'amour avec Rosy semble être en fin de parcours tandis que ses aventures avec Clovis ne semblent pas complètement closes. N'étant pas marseillaise d'origine, elle n'hésite pas à critiquer et à fuir ce qui fait l'identité de la ville.
" [Emma] […] regrettait parfois d’être aussi éloignée des Marseillais. En fait, elle n’appréciait guère cette ville, braillarde et superficielle, dont la vie n’était ponctuée que par des règlements de compte ou des hurlements jaillissant du Stade Vélodrome. Ici, on ne semblait exister qu’à travers un club de football et nourrir son orgueil de buts et de victoires. […] Elle avait largement critiqué, auprès des uns et des autres, cette apparence de fraternité qui réunissait au creux d’une arène surchauffée les chômeurs des virages et les pontes du crus dégustant des coupettes dans les loges. Une fois la folie fiévreuse du samedi soir passée, le lundi matin les premiers se retrouvaient dans les salles d’attente des Pôles emploi tandis que les seconds, confortablement installés dans leurs limousines teutonnes, regagnaient leurs bureaux directoriaux. […] Pour elle, l’animation culturelle, les installations sportives et surtout le niveau d’une politique locale imbibée de clientélisme conféraient à la cité phocéenne le rang de première ville du tiers-monde. "
" Elle se demandait comment l’on pouvait proclamer aussi haut et aussi fort que l’on était fier d’être Marseillais, alors que l’OM appartenait à des Suisses, était entraîné par un Basque et ne comptait aucun enfant du pays dans son large effectif."
Ses recherches sur De Moulerin nous conduisent en effet, dans un premier temps, en pleine guerre d'Algérie où le colonel aurait pratiqué la torture qui était de norme à l'époque. La guerre fait rage et de nombreux attentats ont lieu. L'auteur, pour illustrer son propos, n'hésitera pas à s'arrêter plus particulièrement sur le massacre, fin 1962, de tous les responsables des Centres Sociaux Educatifs en pleine réunion au chateau Douïeb, fusillés de sang froid par un commando de l'OAS. De moulerin faisait-il partie des tueurs ? La question se pose. Ce dernier aurait par la suite rejoint l'Espagne où il aurait rencontré sa femme, serait devenu père d'Antoine, qui gère désormais une bonne partie de ses affaires, et n'aurait rejoint la France que bien plus tard. Néanmoins, il s'avère que De Moulerin a passé une partie de ces années mystérieuses en Argentine. Comme de nombreux anciens membres de l'OAS, De Moulerin y a été envoyé pour former la milice locale aux techniques d'intimidation et de torture apprise en Algérie... Nous voilà alors entrainés dans les dessous de la dictature de Videla et de sa répression sanglante.
Manifestation de mères de disparus.
De son côté, Kévin, petit-fils de De Moulerin, fait ses propres recherches. Petit génie de l'informatique qui a décidé de ne plus quitter son écran et sa chambre, est vu comme un raté par son propre père. Adepte de Second Life, il a pourtant développé son propre business virtuel qui lui rapporte de grosses sommes d'argent. C'est le test d'un logiciel de morphing qu'il a créé lui-même qui va tout entraîner. Testant les visages familiaux sur sa création, son logiciel découvre une correspondance avec un argentin disparu, un de ses desaperecidos, victime de la dictature. De fil en aiguille, le jeune garçon va faire de surprenantes découvertes au sujet de son père et son grand-père...
Vous l'aurez compris, l'enquête sur le passé de De moulerin devient bien vite secondaire pour mieux nous
plonger dans les méandres de l'histoire totalitaire. La narration alterne entre Emma (et ses contacts) et Kévin, et le lecteur découvre peu à peu les découvertes de chacun.
On reconnaît ici un gros travail de recherche sur l'Algérie française et sur la dictature argentine et c'est certainement le gros atout du roman. Les faits sont précis, fouillés et s'insèrent parfaitement dans la trame du roman. La narration de l'époque se fait parfois même au présent renforçant ainsi le réalisme et l'émotion que de tels faits historiques ne manquent pas de nous plonger. On vivra par exemple la fameuse coupe du monde de Football en argentine de 1978, retranscrite ici avec brio et originalité, oscillant entre liesse générale et atrocité des emprisonnements arbitraires.
Si De Moulerin reste un personnage imaginé, le lecteur aura bien compris que l'existence de ce type de militaire est plus que probable. Gouiran dénonce ici avec brio des périodes noires de l'Histoire, en rappelant à notre bon souvenir des faits inconnus ou oubliés.
Il n'en est pas moins proche des réalités actuelles. Réfugié dans Second Life, Kévin est complètement coupé de sa famille et des réalités quotidiennes. Il prend son repas dans sa chambre et a des relations sexuels par l'intermédiaire de son ordinateur. Ses tentatives de communication avec sa famille sont chaque fois vouées à l'échec, par sa maladresse et le manque d'affection et de reconnaissance de ses parents. Ressemblant aux Ikikomori japonais, il rejette le monde actuel et ses affres pour se réfugier dans un univers virtuel confortable.
"Kevin ne savait pas, ne savait plus ce qu’était la vie réelle, celle que menait sa famille. Il n’avait plus qu’un souvenir diffus d’un espace terrestre ravagé par la rapacité, la violence, l’intolérance, l’animosité, la frivolité, le mensonge, l’égoïsme… Bien entendu, il lui fallait manger et boire pour vivre. Il évoluait dans un espace où le virtuel et le réel s’interpénétraient constamment. Le frigo l’alimentait en coca et sucreries, Second Life lui offrait la liberté et l’indépendance, loin des contraintes matérielles. Il pouvait aller où il voulait, fréquenter qui bon lui semblait, faire l’amour aux filles rencontrées, voler comme un oiseau où se téléporter vers d’autres continents. C’était enivrant… "
Affiche pour le boycott du Mondial de Football en Argentine
Si la partie historique porte le roman, ce dernier n'en est pas moins exempt de défauts.
Le lieutenant Emma manque totalement de densité et de charisme. Au final, on ne sait quasiment rien d'elle, même son aspect physique qui semble en intriguer plus d'un reste assez énigmatique. Peut-être faut-il avoir lu les autres opus de l'auteur pour mieux la cerner ? La manière dont elle abandonne quelque peu la partie sur De Moulerin, après des recherches obsédantes ne semble pas totalement crédible. Cela sert plutôt à donner plus d'espace à la parole de Kévin et surtout à amorcer la fin qui se conclue sur une pirouette scénaristique surprenante mais un poil tirée par les cheveux.
De son côté, Kevin m'a aussi semblé parfois peu réaliste. Je veux bien croire qu'on peut trouver de nombreuses choses sur internet sans sortir de chez soi mais certains éléments découverts m'ont semblé fort improbables comme les détails précis de la vie d'un desaperecidos avec son identité par exemple. Rien n'indique par ailleurs que l'adolescent parle couramment l'espagnol et puisse décrypter et éplucher les millions d'archives sur le sujet.
Malgré ces quelques bémols, je vous encourage malgré tout à découvrir Maurice Gouiran car la manière dont il évoque des faits peu glorieux de notre histoire nationale et mondiale en dénonçant à mots couverts l'immobilisme ou même la dissimulation de certains dirigeants fait froid dans le dos. Si l'intrigue policière en elle-même semble un peu légère, on se passionne pour l'arrière-plan historique qui finit par avoir le rôle principal dans ce roman. Une tendance déjà initiée dans son précédent roman Franco est mort jeudi, qui se situe en pleine guerre d'Espagne. A découvrir, vraiment !
Liens :
Les Éditions Jigal
Merci aux Agents Littéraires pour cette découverte !
Titre : Sur nos cadavres, ils dansent le tango
Auteur : Maurice Gouiran
Editeur : Jigal
Parution :Mai 2011
272 pages
Prix : 18€